Hanashi

Shelter of Love – Comment vivre sans amour parental ?

Durant un Space Twitter autour du shôjo manga, Bruno Pham, le directeur éditorial des éditions Akata, nous explique que malgré les excellentes ventes1 de Perfect World de Rie Aruga, il n’est toujours pas évident de placer le nouveau titre de cette autrice dans les rayons des librairies. Selon lui, la faute est due à des biais misogynes qui persistent dans le milieu, un constat désespérant que je partage également. Pour cette raison, j’ai décidé de mettre en avant Shelter of Love très modestement dans ce blog pour l’aider à trouver son public, mais également aussi car j’ai été très touché par cette lecture, bien plus que je ne l’aurais pensé. J’espère qu’avec cet article, vous aussi souhaiterez découvrir cette œuvre émouvante.

Nous suivons le parcours de Yoru et Tenjaku, deux enfants victimes de maltraitance parentale, placés jeunes au sein d’un foyer. Ces orphelins abusés par la vie sont épaulés par des éducateurs, mais ne peuvent être une véritable substitution de parentalité, c’est pour cette raison que bon nombre d’enfants s’entraident pour grandir. Aujourd’hui, Yoru et Tenjaku sont âgés de 16 ans, c’est l’heure pour eux de faire des choix cruciaux pour leur avenir, d’autant plus qu’ils sont mis à la porte de l’établissement à l’âge de 18 ans. Mais comment se construire une vie d’adulte quand on a grandi sans amour parental, et qu’on est handicapé par une société pas toujours prête à les accueillir ?

Dans la conférence publique que Rie Aruga donnait en 2019 à Japan Expo, l’autrice évoque l’échec de son premier manga, Par-delà les étoiles2 en 2013, par un manque de documentation sur le sujet de l’astronomie. Cette problématique a été corrigée avec Perfect World, où la maîtrise du sujet fut remarquée par les critiques et le public, expliquant son succès. Rie Aruga a préparé Shelter of Love avec la même optique d’établir un cadre réaliste à son histoire, sans faux-semblants, et sans pour autant s’approprier la parole des personnes concernées.

L’autrice a pris le temps de visiter des établissements, de discuter avec les éducateurs et d’anciens pensionnaires pour mieux saisir le propos. Les documentaires ou les œuvres évoquant les foyers pour enfants déforment souvent la réalité en présentant majoritairement leurs vices. Rie Aruga souhaite au contraire montrer les bons aspects car de nombreux anciens pensionnaires y gardent de bons souvenirs. De plus, en présentant un établissement sain, il est plus facile de se concentrer sur les sentiments des adolescents vis-à-vis de leur propre situation, sans parasitage. Ceci dit, ne négligeons pas l’existence d’établissements problématiques, dont les jeunes en sont directement victimes.

Mais au-delà de la représentativité des foyers, le cœur du manga est la relation ambigüe qu’entretiennent Yoru et Tenjaku, à la frontière entre la fraternité et le romantique. Abandonnée par sa mère, Yoru se raccroche très vite à Tenjaku, ce dernier lui promettant de la protéger. Des années après, ils ne peuvent concevoir leur futur loin de l’autre. Une relation de codépendance bien loin de faire rêver le lecteur, tant elle ne semble pas viable à la vue des traumatismes qu’il leur reste à surmonter.

Cette relation n’est par ailleurs pas totalement encouragée par les éducateurs, car les sentiments amoureux peuvent interférer sur les choix cohérents à effectuer pour consolider un avenir stable. Yoru, elle, préfère suivre maladivement Tenjaku quitte à prendre de gros risques pour son futur. Mais comment lui en vouloir, elle qui est en mal d’affection ? Dans une interview, Rie Aruga précise que certains établissements interdisent les relations amoureuses pour protéger leurs pensionnaires, car certains d’entre eux ont été victimes d’abus sexuels. Le sujet n’est pas encore présent dans la version française de Shelter of Love à l’heure où j’écris ces lignes, mais cette problématique devrait bientôt être mise sur le tapis à la vue de l’évolution de la relation entre Yoru et Tenjaku.

J’ai été touché par Tenjaku, notamment lors de sa première rencontre avec Yoru au bord du lac. C’est un garçon qui prend énormément sur lui pour ne pas imposer sa souffrance aux autres. Violemment agressé par son père, il semble contenir une certaine autodestruction et une impulsivité qui lui jouent des tours. Pour le moment, tout se passe pour le mieux avec Yoru, mais j’ai très peur qu’il lui fasse du mal par la suite, reproduisant les traits de caractères de son père.

Il est important de se dire, en sortant de la lecture de Shelter of Love, que ces thématiques existent dans tous les pays du monde, et que nous connaissons probablement tous, même sans le savoir, quelqu’un qui a eu affaire à l’ASE3. Les enfants qui y ont droit ont tout autant d’ambitions et de rêves que nous, mais débutent la vie avec un plus difficile handicap pour y parvenir. L’univers décrit par Rie Aruka est volontairement plus doux et moins agressif que la réalité, mais décrit parfaitement, selon certains retours de lecteurs japonais, les difficultés existantes.

C’est pour ces raisons que je pense que ce manga est important à lire à tout âge. En présentant des vies différentes des nôtres, des personnes n’ayant jamais connu l’amour inconditionnel de leurs parents, nous nous ouvrons au monde, et développons notre empathie. Avec une belle expérience derrière elle, Rie Aruga exprime finement les conflits et contradictions de ses protagonistes, une maîtrise nécessaire lorsque l’on dessine du shôjo.

1 – On parle de plus de 200k exemplaires vendus en France, c’est colossal pour du shôjo manga. Au Japon, c’est plus de 2 millions de ventes.
2 – Contrairement au Japon, ce manga est sorti en volume relié en France chez Akata. D’autre part, tous les mangas de Rie Aruga sont sortis chez cet éditeur.
3 – ASE = Aide Sociale à l’Enfance

Pour aller plus loin :
Conférence publique et interview personnelle de Rie Aruga par Manga News en 2019
Interview de Rie Aruga par Mangacast en 2019
Interview de Rie Aruga par CREA en 2024 (partie 1)
Interview de Rie Aruga par CREA en 2024 (partie 2)
Interview conjointe de Rie Aruga et Aoi Mamoru pour FRaU en 2023
Lire un extrait du premier chapitre

Titre : Shelter of Love
Titre VO : 零れるよるに / koboreru yoru ni
Auteur : Rie Aruga
Genre : Drame, romance
Éditeur : Kodansha (Japon), Akata (France)
Nombre de volumes : 2 (en cours, France), 5 (en cours, Japon)
Première publication : 2022

Dareen

Président du Collectif Hanashi.

Ajouter un commentaire

Suivez Hanashi !

Le Collectif Hanashi est présent sur les réseaux ci-dessous, suivez-nous pour être au fait de toutes nos activités.