Hanashi

La magie d’Aiji Yamakawa

Certaines mangaka sont bien connues dans la communauté des fans de shôjo comme Io Sakisaka1 ou Natsuki Takaya2, mais d’autres restent encore dans l’ombre à l’instar d’Aiji Yamakawa. Après avoir terminé la lecture de Stand Up!, il m’est apparu que cette autrice au style graphique singulier devait être mise en lumière. Je souhaite donc, à travers cet article, mettre un coup de projecteur sur cette illustratrice de talent, vous faire découvrir son univers et expliquer comment elle se débrouille pour nous faire rêver.

Aiji Yamakawa débute sa carrière professionnelle dès le début des années 2000 avec kimi wo omou en 2001. S’ensuivent alors bien d’autres histoires courtes dans les magazines de prépublication Bessatsu Margaret et Deluxe Margaret. Sa cote de popularité prendra de l’ampleur en 2008 avec l’adaptation en manga du roman anglais Bootleg par Alex Shearer, renommé Chocolate Underground pour l’occasion. Une adaptation en animé complètera le projet, reprenant le chara-design initié par Aiji Yamakawa, ce qui la fera connaître à l’international, du moins d’un public de niche, car l’œuvre n’a jamais été licenciée.

Deux ans plus tard, en 2010, on la retrouve sur le one-shot Le Secret de l’amitié, mais uniquement aux dessins, car c’est son amie Kazune Kawahara3 qui signe le scénario. La même année, elle est derrière Yajirobee en deux volumes. En 2013 débute sa série la plus longue sur quatre volumes, Stand Up!, écrit et dessiné sur une plage de cinq ans en raison d’une maladie. Bonne nouvelle pour nous, Le Secret de l’amitié et Stand Up! sont tous deux disponibles en français aux éditions Akata.

Parallèlement à sa carrière de manga, elle signe des illustrations comme celles du roman 2.43 Seiin Koukou Danshi Volley-bu, et poursuit son travail dans l’adaptation en manga en 2018. Un anime par David Production voit le jour en 2021, à retrouver sur Crunchyroll. Depuis, elle se fait rare sur les réseaux ou dans le monde de la publication.

Dans un premier temps, je vais vous présenter quelques unes de ses œuvres, ensuite, j’analyserai son style et ses thématiques.

Chocolate Underground

Dans une société où le chocolat a été banni pour des raisons sanitaires, une résistance se met en place. Les enfants Huntly et Smudger refusant cette loi liberticide, décident d’en créer en contrebande. Le lieu pour en consommer est dans le sous-sol d’une boulangerie, une pièce nommée Chocolate Underground. Cependant, ils doivent faire attention pour échapper à la police du chocolat

Avec un seul volume au compteur, cette histoire destinée aux enfants permet de leur faire découvrir le concept de dystopie, à travers la censure des chocolats qu’ils raffolent tant. Ce n’est pas Aiji Yamakawa derrière le scénario, mais elle adapte à merveille l’histoire originale à travers un récit rythmé autour du fascisme qui se met en place, et de la révolution qui en découle. Le manga est centré sur la manière dont les deux enfants vivent cette période trouble, et comment leur désir de liberté va les pousser à agir. Un très bon manga, bien plus réussi que son adaptation en anime.

Le Secret de l’amitié

Eiko et Moe sont deux lycéennes inséparables. Leur affection est si forte que si un garçon souhaite sortir avec l’une d’entre elles, il faudra forcément prendre soin de l’autre. Avec un tel critère, les garçons ne se bousculent pas pour accepter l’offre. Mais quand le beau Tsuchida décide de sortir avec Moe sous cette condition, la relation qu’entretiennent les filles évolue.

Ce one-shot traite la thématique de l’amitié entre filles, et de ce qui se passe lorsqu’une d’entre elles sort avec un garçon. Sujet très commun dans le shôjo manga, mais rarement traité au premier plan, ni avec autant de profondeur que dans celui-ci. Les quatre protagonistes font acte d’introspection, ils s’interrogent constamment sur la nature de leurs relations et comment elles sont amenées à évoluer. La narration alterne le point de vue de chaque personnage pour mieux appréhender la complexité de leurs émotions.

Une histoire courte est présente en fin de volume, Enquête de couple, où une jeune fille, en enquêtant sur les possibles tromperies du mec de sa meilleure amie, va se rapprocher d’un de ses camarades de classe.

Yajirobee

Depuis le décès de sa mère, Haru vie seule avec son père Seiji. C’est son père adoptif, car ils ne partagent aucun lien de sang. Aujourd’hui au lycée, il est temps d’interroger ses liens avec les autres. Comment définir sa relation avec Seiji ? Va t-elle tomber amoureuse de Bonta, son ancien voisin de palier qu’elle vient de retrouver ?

Ce manga interroge la nature des liens familiaux, amicaux et amoureux durant l’adolescence, mais également à l’âge adulte à travers le personnage de Seiji. Les familles présentées ont connues des deuils, des divorces, des recompositions, bref des situations difficiles. C’est pour cette raison qu’ils se posent beaucoup de questions sur leur avenir. Aussi bien graphiquement que narrativement, Yajirobee est la synthèse parfaite de toutes les qualités d’Aiji Yamakawa. Dommage que ce titre ne soit pas encore disponible en français.

Stand Up!

Du haut de ses 1 m 72, la jeune lycéenne Utako Furuya, surnommée Utamaru, ne passe pas inaperçue auprès de ses camarades. Plutôt réservée, elle a comme voisin de table un garçon répondant au nom de Naoyuki Harada. Au contraire d’elle, ce beau jeune homme a comme grande qualité de s’entendre facilement avec tout le monde. Un jour, ce dernier dit à Utamaru qu’il souhaiterait la connaître un peu plus…

Pas de faux suspense, nous savons dès le premier volumes qu’ils partagent leurs sentiments. L’objet du récit est de montrer ce qu’implique la mise en couple quand on est inexpérimenté en la matière, comment ils vont évoluer ensemble et individuellement, et l’impact auprès de leurs camarades. Par ailleurs, une majeure partie de l’histoire couvre d’autres intrigues amicales et amoureuses. Avec autant de thématiques et de personnages introduits, on referme le dernier tome sans avoir réellement pu entrer dans du concret, donnant l’impression de ne pas être allé au bout des choses. Nous sommes simplement spectateurs de jolies histoires de lycéens.

Notons deux histoires courtes ajoutées en fin de volumes, toujours issues du Margaret de Shueisha : Un moment riche en émotions, et La rumeur du verre de mer.

Le style d’Aiji Yamakawa

L’élément qui saute aux yeux quand on analyse le style d’Aiji Yamakawa c’est son trait. Elle s’inscrit dans la lignée de Mizu Sahara4 ou Rihito Takarai5 avec une plume fine, sensible, aérienne, lumineuse, aux histoires composées d’éphèbes aux traits élancés. La mangaka prend le temps de dessiner de nombreux décors très complets dans les cases, que ça soit des pièces d’une boutique, une ruelle, ou les couloirs d’un lycée, pour ancrer au maximum ses personnages dans un quotidien réaliste, le nôtre.

Ses personnages semblent tout le temps en mouvement au sein de leur environnement. Il faut ajouter à ces éléments de très nombreuses bulles pour les dialogues, au point qu’il fut difficile d’en trouver sans pour illustrer cet article. Au global, les pages d’Aiji Yamakawa bouillonnent de vie.

Aiji Yamakawa semble beaucoup aimer les plongées et les contreplongées, on en retrouve régulièrement dans ses œuvres. Associé à un découpage non conventionnel, le lecteur a l’impression d’évoluer en trois dimensions dans son univers. Ce découpage très libre est la grande force de la mangaka. Dans Chocolate Underground, le découpage est certes plus conventionnel que dans ses autres œuvres, mais il est plus proche de ce que l’on attend d’une histoire pour enfants. Mais déjà, elle se permet ci et là quelques envolées pour mettre en exergue les émotions de ses personnages.

En revanche, dans sa dernière grande œuvre, Stand up!, la mangaka multiplie les découpages originaux : chaque page est unique, certaines fourmillent de détails quand d’autres offrent à peine trois bulles qui se battent en duel dans un fond blanc. Cette multitude de propositions graphiques est la clé pour donner des émotions au spectateur, bien plus que l’action présente ou les lignes de dialogue. Un regard plongeant, un cadrage en diagonale, des bulles dispersées, tout ce qui fait le sel du shôjo manga.

Bien qu’elle ne soit pas à l’origine de toutes ses créations, nous retrouvons des thématiques communes dans l’œuvre d’Aiji Yamakawa. Un de ses leitmotivs principaux est la notion d’amitié présente sous diverses formes. Dans Chocolate Underground, les protagonistes sont des amis proches qui affrontent la loi liberticide ensemble, main dans la main. Quand ils sont séparés, Huntly fera tout pour retrouver son ami.

Dans Le secret de l’amitié, où l’amitié est logiquement la thématique principale du récit, celle-ci est parfois confondue avec l’amour. Eiko et Moe se font des déclarations qui n’ont rien à envier aux amoureux. C’est même à se demander pourquoi elles ne sortent pas ensemble ! Si Moe impose aux garçons qui veulent sortir avec elle d’accepter Eiko dans leur cercle intime, c’est parce qu’elle aime tellement son amie qu’elle s’en voudrait de la laisser seule. En effet, Moe sait qu’elle attire du monde grâce à sa beauté, au contraire d’Eiko plus banale. Quand Narugami souhaite sortir avec Eiko, Moe trouvera la force de couper le cordon pour laisser son amie vivre sa propre vie.

Dans la postface de Le Secret de l’amitié, Aiji Yamakawa s’exprime : “Je pense que l’amitié peut être un sentiment plus fort que l’amour. En amitié, on cherche naturellement à se rapprocher d’autrui, peu importe s’il s’agit d’hommes ou de femmes.”.

Thématique courante dans les récits du genre, l’amour ne fait pas exception dans les productions de la mangaka. Dans Stand Up!, elle prend une place prépondérante dans le récit à travers la relation entre Harada et Utamaru, mais également quand on aborde l’ex d’Harada ou le passé d’un camarade en décrochage scolaire pour une affaire de cœur. En sortant avec Harada, Utamaru prend confiance en elle et améliore son estime de soi. C’est quelque chose de très commun dans le shôjo manga, où l’amour permet aux personnages de grandir et de gagner en maturité émotionnelle.

Mais là où leur romance est relativement conventionnelle dans ce titre, elle prend des formes différentes dans ses autres œuvres. Yajirobee dévoile de nombreuses familles dysfonctionnelles, changeant par conséquent la vision de l’amour et le rapport aux autres. Une camarade de Haru déteste les garçons car ils sont pervers, compréhensible quand on sait que sa mère a été abusée par son père. Haru voit la chose différemment, car elle entretient une relation saine avec son père. Dans le récit, son voisin nommé Bonta, d’un an son aîné, lui déclare sa flamme. Haru doit alors comprendre la nature de ses sentiments pour Bonta, mais également pour son père adoptif, dont l’amour filial est brouillé par la nature même de sa situation familliale.

Cependant, un néophyte doit s’accommoder à son style pour en tirer le meilleur. Dans Stand Up! la narration est décousue, le découpage évanescent, parfois les cases sont surchargées par le décor et de nombreux dialogues faussement anecdotiques. L’objectif est de nous inclure dans leur environnement, dans leur quotidien. Car c’est en s’investissant dans la lecture que l’on déchiffre le sens de son graphisme, principal vecteur d’émotion. Comme cette mangaka prend son temps pour dessiner, ses illustrations sont léchées. Elle multiplie les angles de prise de vue, et trouve toujours un découpage original pour exprimer les sentiments non exprimés de ses personnages.

Yajirobee ne développe pas une romance classique, puisque nous suivons le quotidien et l’évolution des sentiments d’une lycéenne en pleine croissance, dont les relations sont amenées à changer, notamment en ce qui concerne son père adoptif. Il est difficile de visualiser la frontière entre l’amitié et l’amour. Nous devons nous laisser emporter par le récit et s’imprégner des émotions qui nous sont transmises.

Concernant la narration de Le secret de l’amitié, la mangaka change régulièrement de narrateur pour raconter son histoire. C’est en reliant toutes les pièces du puzzle que le récit gagne en profondeur. En somme, il est préférable de lire d’un seul coup l’intégralité d’une œuvre pour ne pas se sentir perdu.

Nous sommes arrivés à la fin de l’analyse. J’espère que vous avez apprécié cette incursion dans l’univers d’Aiji Yamakawa. Son style est unique et plein de charme. J’aimerais un jour avoir le plaisir de lire ses recueils d’histoires courtes, mais gageons qu’un éditeur comme Akata nous fasse cette fleur. Après tout, ils nous ont servi Le secret de l’amitié et Stand Up en français. Yajirobee et Chocolate Underground méritent également d’être découverts dans nos contrées. Si un jour ça arrive, je n’hésiterai pas à compléter mon article en conséquence.

1 : Io Sakisaka a écrit et dessiné Strobe Edge, Blue Spring Ride ou Sakura, Saku, disponibles aux éditions Kana.
2 : On ne présente plus Natsuki Takaya, derrière l’immense succès Fruits Basket.
3 : Kazune Kawahara signe le scénario de Koko Debut, Mon Histoire ou So Charming !
4 : La mangaka Mizu Sahara est derrière Un bus passe, Le chant des Souliers Rouges ou The Voices of a Distant Star d’après Makoto Shinkai.
5 : Rihito Takarai a imaginé Seven Days, Seule la fleur sait ou 10 Count.

Pour aller plus loin :
Le blog perso d’Aiji Yamakawa
Annonce par Akata de Le secret de l’amitié
Interview de Bruno Pham (Akata) par La Planche
Présentation de l’autrice par le blog Coin Locker Baby

Dareen

Président du Collectif Hanashi.

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